Tunisie : Symbolique mois de janvier

- Du « jeudi noir » de 1978 à « la révolte du pain » à la « révolution du jasmin », des faits marquants dans l’histoire contemporaine de la Tunisie

Tunisie : Symbolique mois de janvier

Dans l’histoire contemporaine de la Tunisie, janvier a une symbolique singulière, dans la mesure où des événements marquants se sont produits au cours de ce mois, en particulier lors du bras de fer pouvoir-UGTT en 1978, la «révolte du pain» en 1983/84 et la chute du régime de Ben Ali en 2011.

Janvier 2018 n’a pas dérogé à «la règle» avec les manifestations qui ont suivi la hausse des prix introduite par la nouvelle loi de finances.

- Le 26 janvier 1978 marquait le premier événement sanglant postindépendance engendré par un conflit larvé qui opposait le gouvernement soutenu par le parti unique destourien à l’UGTT (Union générale tunisienne du travail).

Il entrait dans le sillage des tentatives répétées du pouvoir de domestiquer la centrale syndicale.

Il était aussi, et surtout, sous-tendu par un bras de fer entre le président Habib Bourguiba et président du parti qui ne souffrait d’aucune contestation de son autorité, et le leader syndical Habib Achour qui, fort de sa popularité au sein de la classe ouvrière, affichait une farouche résistance pour préserver l’indépendance de son organisation et n’entendait pas plier face aux velléités hégémonique du régime.

Le climat social, politique et économique était tendu. En effet, les divergences entre la ligne du Parti socialiste destourien et l'UGTT dans la gestion des différentes formes d'agitation sociale poussent le gouvernement à faire porter la responsabilité de la crise économique sur le syndicat.

En outre, les manifestations de l'opposition politique sont de plus en plus réprimées.

La Conférence nationale sur les libertés, organisée par des personnalités du Mouvement des démocrates socialistes d'Ahmed Mestiri avait été interdite.

Suite à l’arrestation du secrétaire général de la branche régionale de l'UGTT à Sfax, Abderrazak Ghorbal, Achour appelle à la grève générale devant une foule réunie sur la place Mohamed Ali à Tunis, devant les locaux de l'UGTT.

Il y affirme qu'il «n'y a de combattant suprême que le peuple», en référence au titre donné au président Bourguiba.

Après cette déclaration, des affrontements assez violents éclatent entre les forces de l'ordre et des manifestants soutenant Achour. Ce qui a été appelé le «Jeudi noir» marquait, ainsi, la première grève générale organisée depuis l'indépendance de la Tunisie qui a totalement paralysé le pays.

L’état d’urgence décrété, ordre a été donné pour l’intervention de l’armée. Malgré le couvre-feu, des milliers de manifestants sont descendus dans la rue, de la Médina, au centre-ville jusqu’aux quartiers bourgeois.

S’en suivi un carnage. Le bilan avancé allait de dizaines et de centaines de morts selon des sources divergentes.

De nombreux procès ont lieu dans les jours qui suivent, conduisant à la condamnation de quelque 500 personnes.

Le 9 octobre 1978, Habib Achour est condamné à dix ans de travaux forcés, tout comme Abderrazak Ghorbal, le patron de l'UGTT à Sfax. Treize autres sont punis de peines allant de huit ans de travaux forcés à six mois de prison.

Le gouvernement de Mohamed Mzali libère finalement Achour et d'autres prisonniers syndicalistes.

- Episode d’une autre nature : le 26 janvier 1980, un groupe de Tunisiens, entraînés et financés par les services spéciaux libyens, attaqua la caserne Ahmed-Tlili à Gafsa, donnant le départ à la première insurrection armée contre le régime.

La tentative échoua, mais elle devait révéler la faiblesse de l’assise politique et populaire du régime tunisien et les failles de son système sécuritaire, failles dont un certain Ben Ali, alors chef des renseignements militaires, paya le prix sur le moment.

- Trois ans après, ce sont «les émeutes du pain» qui mettent le pays à feu et à sang de décembre 1983-janvier 1984.

C’est à la suite d'une directive du Fonds monétaire international de stabiliser l’économie nationale que le gouvernement annonce l’augmentation de 100% des prix du pain et des produits céréaliers comme la semoule.

Les premières réactions fusent du sud : Douz, Kébili, El Hamma, Gabès puis Kasserine se révoltent.

Tunis et sa banlieue s’embrasent le 3 janvier et les émeutes se poursuivent pendant trois jours malgré la proclamation de l’état d’urgence et le couvre-feu décrétés dès le 1er janvier.

Elles traduisaient tout à la fois le mécontentement populaire face aux augmentations des prix des produits de consommation de base et un ras-le-bol général.

Le régime réussit à les maîtriser au prix d’une centaine de tués et d’une volte-face mémorable.

Le 6 janvier, le président Bourguiba convoque la télévision et annonce l’annulation des augmentations.

Officiellement, on a fait état de 70 morts. Mais Jeune Afrique avançait le chiffre de 143 morts et d’un millier d’arrestations.

- Le 5 janvier 2008 se produisit la révolte du bassin minier de Gafsa. Elle démarra à Redeyef pour se propager à l’ensemble des villes minières: Moularès, Mdhilla et Métlaoui.

La contestation mit dans le même sac et les autorités officielles accusées d’incurie et certains dirigeants politiques et syndicalistes locaux soupçonnés de népotisme et de corruption.

En fait, la révolte du bassin minier couvait depuis longtemps et pourrait bien se situer dans la continuité des événements de janvier 1978 et de janvier 1980.

 

Outre l’impasse socio-économique dans laquelle elle se débattait, la région supportait de plus en plus mal la tutelle oppressante d’un pouvoir central perçu comme méprisant et injuste, sentiment très largement partagé et qui perdure encore aujourd’hui.

 

A son habitude, le régime n’y répondit que par la répression, ouvrant la voie à ce qui allait se produire en 2011.

- Advint ensuite, toujours en janvier, la révolution tunisienne, parfois appelée «révolution de jasmin». D’aucuns lui préfèrent l’appellation de «révolution de la dignité».

Parties de la ville de Sidi Bouzid, après l'immolation par le feu d'un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes, Mohamed Bouazizi, dont la marchandise avait été confisquée par les autorités, ces manifestations sont menées en protestation contre le chômage qui touche une forte proportion de la jeunesse, plus particulièrement les jeunes diplômés, la corruption et la répression policière.

 

Quatre semaines de manifestations continues, s'étendant à tout le pays malgré la répression et amplifiées par une grève générale, provoquent la fuite de Ben Ali vers l'Arabie Saoudite le 14 janvier 2011.

Environ 338 personnes ont été tuées et 2174 ont été blessées durant la révolution.

L'explosion de colère a pour cadre de profondes inégalités et disparités régionales de développement qui nourrissent un sentiment d'injustice et d'humiliation qu'éprouve les populations des régions de l’intérieur du pays, discriminés sur les plans économique, social et politique.

 

Au-delà de ces facteurs régionaux et sociaux, il faut ajouter un facteur générationnel : le sentiment d’étouffement qu'éprouve la jeunesse, «proportionnel à son désir de détruire ce qui entrave sa liberté d’être et d’avoir».

 

Le sentiment d’injustice de la jeunesse joue d’autant plus qu'elle est nombreuse : 42 % des Tunisiens ont moins de 25 ans.

Selon une étude de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT), le chômage touche 44% des femmes diplômées d'université et 25 % des hommes diplômés d'université de Sidi Bouzid, contre respectivement 19 % et 13,4 % en moyenne en Tunisie.

Les troubles étaient considérés comme étant les plus importants auxquels le pays ait été confronté depuis les émeutes du pain, en 1984.

Que les événements évoqués ici se soient tous déroulés au cours de janvier ne fait pas de ce mois un épouvantail effrayant ou un signe zodiacal de malheur.

Ce qui doit interpeller est l’existence d’un trait commun à tous ces événements bien qu’ils soient si dissemblables quant à leur genèse et leur conclusion.

 

Ils correspondent tous à des situations de crise aiguë marquées par l’incapacité du pouvoir d’affronter les mouvements de protestation avec pondération et justice et par son impéritie à déchiffrer et à pendre la pleine mesure des profondes mutations démographiques et socio-économiques de la société tunisienne, analyse l’académicien Habib Touhami.

Pour lui, «ce qui doit inquiéter est le fait que la donne institutionnelle, partisane et médiatique ait beaucoup changé depuis janvier 2011, du moins en surface, sans que jamais elle ne puisse insuffler à l’action publique un mode de gouvernement à la hauteur de ces mutations».

Aussi, appréhende-t-il, le risque est grand de voir la Tunisie connaître, encore une fois, un «chaud» mois de janvier, bien que le contexte diffère aujourd’hui.

Toujours est-il que sept ans après la révolution, la seule satisfaction réside dans les libertés retrouvées, un acquis de poids certes, mais la situation économique et sociale est loin d’être reluisante.

Aussi, les récentes augmentations de prix introduites par la loi de finance 2018 n’ont-elles pas manqué de provoquer des remous parmi les jeunes, les artisans de la révolution, dont une bonne partie ploie sous le chômage et dans les régions de l’intérieur qui demeurent marginalisées.

«On a trop serré la ceinture à telle enseigne qu’on ne peut plus y faire d’autres trous pour la serre davantage», s’emporte un manifestant.

Après trois jours de manifestations violentes qui ont fait un mort, les protestations ont marqué une accalmie relative. Mais des appels à la mobilisation ont été lancés pour dimanche, 14 janvier, pour faire encore pression sur les autorités dans l’espoir d’obtenir satisfaction d’une manière ou d’une autre.

Le gouvernement, lui, tout en admettant que les réformes engagées sont «douloureuses», les juges «nécessaires» pour redresse l’économie en panne.

Il appelle à «des sacrifices partagés» et table sur le sens de responsabilité des Tunisiens, en assurant que « 2018 sera la dernière année difficile ».