Tunisie / Présidentielle - Iyadh Ben Achour : «La prévisible ascension des hors-système»

- "La multiplicité des candidatures a provoqué une disparité des voies et cette dernière, évidemment, a profité aux candidatures hors système, et non pas tellement anti-système", Iadh Ben Achour

Tunisie / Présidentielle - Iyadh Ben Achour : «La prévisible ascension des hors-système»

Professeur émérite de droit, ancien doyen, auteur de plusieurs ouvrages, expert et coordinateur onusien, Iyadh Ben Achour est une référence internationale en la matière et c'est à lui qu'on doit l'élaboration du projet de la nouvelle Constitution tunisienne et la mise en place des institutions qui ont permis la transition, après 2011.

Il nous parle ci-après de la présidentielle tunisienne, de ses hics et de ses surprises, des carences de la Constitution et de la loi électorale, ainsi que des deux candidats qui vont s'affronter au deuxième tour.

Écoutons-le.

Pour notre interlocuteur, il est évident que la nature du vote est claire.

«Il s’agit d’un vote–réprimande ou d’un vote-rejet». Mais, selon lui, cela est loin de constituer une surprise.

«Nous savions depuis des mois, sinon depuis des années, que la majorité des électeurs et du peuple tunisien, d’une manière plus générale, avaient compris que le fonctionnement concret du système démocratique en Tunisie était la source de plusieurs excès et de diverses anomalies qui ne profitent ni à l’État ni à la société», argue-t-il.

Et d'ajouter que cela puisse remettre en cause la supériorité éthique et politique du système démocratique, il faut bien avouer qu'en Tunisie, les partis politiques fonctionnent dans le désordre. Les querelles de personnes dont la plupart n’ont aucun sens de l’État, prédominent.

«Regardons, par exemple, le caractère fantaisiste, l’improvisation et l’irrationalité avec lesquels ont été gérées les affaires d’un parti comme Nidaa Tounès. Regardons également le nombrilisme dans lequel se sont noyés les partis de la gauche ou du centre-gauche. La multiplicité des candidatures a provoqué une disparité des voies et cette dernière, évidemment, a profité aux candidatures hors système, et non pas tellement anti-système», explique Iyadh Ben Achour qui trouve pitoyable de voir certains responsables venir pleurnicher aujourd’hui de leur échec à cause de cette disparité des voies, alors qu’ils en sont les premiers responsables. Les autorités gouvernementales sont totalement discréditées. Et d'asséner : «tout cela explique les résultats du premier tour qui ont tout d’un vrai verdict».


Carence, quand tu nous tiens


Interrogé sur les événements qui ont mis à nu des lacunes, autant de la Constitution que de la loi électorale, il juge qu'«au niveau du mécanisme électoral, ce n’est pas tellement la Constitution qui est responsable, mais la loi électorale dont les défaillances ont été mises en relief, non seulement par des spécialistes des questions électorales, mais par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) elle-même, dans un rapport qui a été envoyé au Parlement dès l’année 2015, si ma mémoire est bonne».

Et de continuer : «l’amateurisme et le manque de responsabilité avec lesquels a été géré l’amendement de la loi électorale est digne d’un vaudeville. Cette révision, comme plusieurs de mes collègues l’ont souligné, était indispensable. Un système démocratique doit se défendre contre l’utilisation de l’argent privé, en particulier celui des associations, à des fins de propagande électorale. Il doit se défendre contre les phénomènes [berlusconistes] de monopolisation d’une partie de la presse à des fins politiques, pour conquérir le pouvoir. Il doit se défendre également contre les partisans de l’ancien régime despotique déchu qui a été à l’origine de la révolution. Tout cela, nous le savions depuis des années».

Et de relier avec le cas-polémique Nabil Karoui, arrêté avant la campagne électorale, ce qui ne l'a pas empêché d'être au deuxième tour, pour s'exclamer : «Pourquoi avoir attendu qu’un candidat soit placé en tête des sondages pour activer la loi, mais, pire, pour réactiver en pleine campagne électorale des procédures pénales qui ont été intentées depuis 2016 contre ce candidat» ?


Pour Anadolu, l'entretien avec le président de la Haute Instance qui a mis en place en 2011, les institutions chargées de veiller sur la transition démocratique, était une opportunité pour lui demander s'il avait, à posteriori, des regrets relatifs à des mesures qu'il aurait pu préconiser et qui auraient pu éviter au pays certaines dérives, du moins des désagréments législatifs et juridiques.

Ce à quoi il répond en rappelant qu'«en sept mois d’existence, grâce, en particulier, à son comité d’experts, cette Haute instance a fait un travail législatif considérable. Elle a préparé le terrain à l’Assemblée nationale constituante. Elle a élaboré la loi électorale, pour son élection et certaines de ses avancées ont été saluées au niveau international».

Et de se rappeler qu'elle a été critiquée, parfois vilipendée, «souvent par ignorance ou irresponsabilité », dit-il.

« Elle a présenté un projet de Constitution démocratique, rationalisé, adapté à la mentalité des Tunisiens, qui a été rejeté d’emblée par l’Assemblée nationale constituante, pour des motifs totalement égocentriques. On en voit aujourd’hui les résultats, avec une Constitution qui a divisé l’exécutif, compliqué d’une manière hallucinante les procédures législatives, les mécanismes judiciaires, les mécanismes de nomination et de mise en jeu de la responsabilité gouvernementale et qui, tôt ou tard, sera appelée à être révisée. Mais certainement pas dans le sens que souhaiterait Kaïs Saied, dont le projet n’est ni applicable, ni convaincant».


Saied l'intègre, mais...

Pourtant ce même Kaïs Saied, l'un des deux prétendants à la présidence, son ancien étudiant, semble avoir la "baraka".

Non seulement son concurrent est derrière les barreaux, mais il semble avoir les faveurs Ben Achour qui a loué son intégrité.

Nous lui avons posé la question, ce à quoi il a répondu : «ce n’est pas parce que l’on dit de quelqu’un qu’il est honnête et que, sur ce plan, il est inattaquable qu’on est forcément en faveur de sa candidature. Je redis que Saied est rigoureux et honnête. Ce qui est une qualité pour un candidat à la présidence de la République. Par ailleurs, il représente un autre versant de la révolution, dont on n’a pas assez tenu compte, notamment quand je vois l’idéologie de certains groupes, ou partis, qui le soutiennent''.

Peut-on lui tenir rigueur que cette frange de la population le soutienne? Pour Iyadh Ben Achour et bien que Saied ne soit pas responsable des positions de ceux qui le soutiennent, il aurait dû néanmoins condamner clairement leurs propos.

Aussi, regrette-t-il, que le candidat à la présidentielle laisse planer l’ambiguïté, «surtout que parmi ses partisans, il y a les responsables des agressions contre l’UGTTen décembre 2012, ceux qui ont agressé des artistes, des intellectuels, des responsables des partis du centre et de la gauche.'' déclare-t-il, avant de trancher : «alors si la [baraka] est du côté d’un des candidats, comme vous le dites, elle est loin, dans ce cas précis, d’être du côté de la nation».

Il faut libérer Karoui

Et à nous de terminer cet entretien en lui demandant ce qui adviendrait si Nabil Karoui n'était pas libéré et si, malgré cela, il était élu. Notre invité considère que si Karoui demeure en état d'arrestation, cela va rejaillir immanquablement sur la validité des élections, aussi bien sur le plan interne que sur le plan international. En plus, s’il perd le deuxième tour, il pourra toujours attaquer l’opération électorale, mais s’il le gagne, il deviendra président de la République, bien qu'emprisonné.

«Sa libération devient ainsi impérative. Dans cet ordre d’idées, je voudrais rappeler qu’un cas similaire concernant les Maldives s’est présenté devant le Comité des droits de l’homme des Nations unies en 2018. Dans ce cas d'espèce, un candidat à l’élection présidentielle, Mohamed Nasheed, a été empêché de se présenter suite à des procédures pénales intentées contre lui. Il a présenté une requête devant le comité. Et ce dernier a jugé que l’interdiction de se présenter aux élections découlant de la condamnation pénale était contraire aussi bien à l’article 14 qu’à l’article 25 du pacte», évoque-t-il, en appelant, par conséquent, à tous les responsables aux niveaux gouvernementaux, judiciaires, parlementaires, administratifs, pour que ce candidat soit immédiatement relâché, pour éviter que cette présidentielle ne soit entachée d’un vice fondamental : le non-respect de l’égalité des chances entre les candidats.

«Il faut le remettre en liberté. Il y va de l’intérêt supérieur de notre pays», répète-t-il, en conclusion de cet entretien.