Le phosphate en Tunisie : chronique d’une descente en enfer
La Tunisie projetterait d’importer 60.000 tonnes d’ammonitrate pour subvenir aux besoins de l’agriculture tunisienne d’ici décembre prochain.
C’était une annonce qui a scotché l’opinion publique tunisienne, qui n’arrive toujours pas à comprendre comment les compagnies nationales en charge du phosphate ne parviennent pas à fournir en quantité suffisante ce fertilisant, alors que la Tunisie est censée être l’un des premiers pays à produire le phosphate.
Le phosphate tunisien très prisé par les industriels de fertilisants dans le monde, est géré en Tunisie depuis 1885 par la compagnie des phosphates de Gafsa (C.P.G) qui exploite les gisements du phosphate dans le sud ouest de la Tunisie.
Il s’agit d’une entreprise publique, sûrement le mastodonte des entreprises de l’Etat et qui génère à ce dernier des revenus conséquents.
Adossée à une autre entreprise publique non moins importante, le Groupe Chimique Tunisien (G.C.T) qui œuvre dans la transformation du phosphate en produits chimiques, tels que l’acide phosphorique ou les engrais, ce groupe industriel, parmi les principaux du pays, exploite en monopole le phosphate dont la Tunisie était le cinquième producteur mondial, avec une production avoisinant les 8 millions de tonnes en 2010. 85 % de cette production est transformée dans des pôles industriels sur le littoral du pays.
Mais depuis la révolution, une damnation semble avoir frappé ce secteur en raison de plusieurs phénomènes qui vont de l’affaiblissement de l’autorité de l’Etat, à la gestion chaotique des négociations avec les syndicats et les mouvements de protestations locaux, en passant par l’empiétement des affairistes dans le transport de ce produit si important pour la Tunisie.
Des sites d’exploitation dépourvus de développement :
L’exploitation des gisements de phosphate se situe dans le sud ouest de la Tunisie.
Si la production est concentrée dans le bassin minier de Gafsa au niveau d'une dizaine de carrières à ciel ouvert réparties sur cinq centres miniers — Gafsa, Métlaoui, Mdhilla, Redeyef et Moularès —, l'essentiel de sa transformation, à l'exception d'une usine à Mdhilla, est réalisée dans des usines situées dans les zones industrialo-portuaires de Sfax, Gabès et Skhira, sur le golfe de Gabès.
Depuis l’indépendance, le bassin minier de Gafsa est une région marginalisée, gérée plus par le bâton que par la carotte.
D’ailleurs, certains observateurs font remonter les origines de la révolution du Jasmin en Tunisie en 2011 aux événements de Redayef en 2008, durant lesquels l’appareil de la répression de l’ancien dictateur Ben Ali a muselé une rébellion dont les revendications étaient justement de mieux répartir la richesse nationale et de contribuer à mettre en place des projets de développement structurants qui puissent absorber le chômage dans la région, dont le taux dépasse de loin la moyenne nationale.
D’ailleurs, il faut se rendre à l’évidence que dans un souci de « paix sociale », les gouvernements de l’avant révolution tablaient plus sur l’embauche des fils de notables de la région dans la CPG que de réfléchir à développer le bassin minier de Gafsa en contribuant à créer un écosystème capable d’attirer les investissements privés.
Ainsi, le rêve de tout un chacun dans le bassin est de trouver un emploi dans cette entreprise publique, tuant toute velléité entrepreneuriale ou d’établissement d’entreprises privées dont les salaires offerts ne pouvaient rivaliser avec ce que la CPG offre comme émoluments.
L’érosion de l’autorité de l’Etat face à une hypothétique « paix sociale »
Toute cette frustration a fini par remonter à la surface avec l’affaissement de l’autorité de l’Etat après la révolution, et des revendications mêmes séparatistes ont été scandées afin de prévenir l’Etat sur le changement de la donne dans la région.
Désormais, dans le bassin minier, on ne se cache plus pour dire que le phosphate qui ne génère pas de richesse pour les habitants de la région n’a pas lieu d’être extrait !
Ainsi, il était clair qu’en l’absence du développement requis, de l’inflation constatée et de l’érosion du pouvoir d’achat, le salut pour les habitants de la région passe par l’embauche dans la CPG, qui dispose déjà d’un nombre de personnel pléthorique avoisinant les 12000 si on tient compte des salariés de la CPG et du GCT.
Une des solutions trouvées pour pallier l’embauche dans ces deux entreprises consiste à faire jouer la carte de la RSE des entreprises, en recourant trivialement à un système de redistribution des revenus issus des ressources naturelles moyennant la création de sociétés dites d’environnement.
En 2012, le gouvernement tunisien est parvenu à avoir un accord avec le principal syndicat du pays l’U.G.T.T pour mettre en place des sociétés d’environnement qui emploieront 10000 salariés, tous issus du bassin minier avec une répartition par quotas en fonction des villes et des délégations du bassin.
Ce sont des sociétés financées directement par la CPG, qui recrutent du personnel de la région mais sans affectation précise de leur charge de travail. Officiellement, leur mission sert au jardinage, à l’entretien des espaces verts et à la protection des sites de production.
Mais l’expérience a montré qu’il s’agit d’un tribut que l’Etat paie afin de pouvoir continuer à produire le phosphate, et les revendications d’être embauché par la population n’a pas cessé pour autant, donnant lieu fréquemment à un arrêt de la production à chaque fois où on leur refuse de déplafonner le seuil d’embauche toléré.
Pour M. Mongi Marzouk, ancien ministre de l’Energie, des mines et de la transition énergétique, « l’implantation de cette mesure a dévié de sa vocation originaire, en recourant à l’embauche sur des listes et non sur la base de concours objectifs. Souvent, on trouve différentes listes qui circulent, l’une est l’œuvre du gouverneur, l’autre celle du délégué et une autre relevant du maire de la ville ».
Et le ministre d’ajouter : « ces embauches, ne tiennent pas compte de la capacité financière de l’entreprise, ce qui alourdit considérablement les charges financières pour des sociétés qui ne produisent rien, mais qui consomment tout ce qu’on leur donne comme financement ».
Aujourd’hui, le nombre des salariés relevant de ces entreprises avoisine les 14000 salariés, rétribués chaque mois et revendiquant des augmentations salariales. Ce sont principalement des agents d’exécution et le taux d’encadrement dans ces entreprises y est très faible, et parfois même inexistant.
D’ailleurs, il est à peine croyable de croire que la charge financière découlant des salaires des employés des sociétés d’environnement est passée de 22 millions de dinars en 2011 à 170 millions en 2019, soit une augmentation de 673% !
Autre écueil considérable : le transport !
Si les gisements de phosphates se concentrent principalement dans le bassin minier de Gafsa, force est de constater que les principales usines de transformation et d’exportation se trouvent sur le littoral, à Gabes, à Sfax et à Skhira, des terminaux qui disposent de zones portuaires capables de charger la marchandise sur des navires.
Pour acheminer le phosphate jusqu'à bon port, les chemins de fer ont été toujours le moyen le plus sûr pour ce faire.
Le monopole d’Etat permettait de mobiliser des trains entiers dédiés à cette tâche sur la ligne 13 qui relie Gafsa à Sfax. Un transport fiable, abordable et surtout durable.
Or, depuis la révolution et devant les sit-in constatés sur les rails pour arrêter les convois de phosphates par la population désabusée de ne pas être recrutée soit dans les entreprises d’environnement, soit dans la CPG elle-même, la compagnie a été obligée de choisir le transport terrestre par des camions loués à des privés, et qui coûtent 47% plus chers que le transport ferroviaire.
Une charge supplémentaire qui viendra s’ajouter aux charges d’exploitation et qui a fait perdre à l’Etat en plus des pertes cumulées par la CPG, d’autres pertes qui s’élèvent à 147 millions de dinars pour la compagnie de transport ferroviaire nationale, la SNCFT.
Ainsi, des coûts logistiques en hausse conjugués à des retards dans l’acheminement ont eu une incidence effective sur le rendement de l’exploitation et du traitement du phosphate.
Pour corroborer ce constat, et dans un document partagé par le ministère de l’énergie, des mines et de la transition énergétique, nous pouvons lire que deux millions de tonnes de phosphate commercial se trouvant dans les sites de Redayef et de Mdhilla prêtes à être expédiées depuis des années vers le GCT à Gabes pour transformation, n’ont jamais quitté le bassin en raison du blocus imposé par les sit-inneurs.
Une production en dessous des capacités moyennes de production
Le phosphate est un pilier essentiel de l’économie tunisienne, et il constitue 10% des exportations tunisiennes en valeur.
Néanmoins, cette manne est sous exploitée en Tunisie en raison de tous les problèmes que le pays traverse depuis la révolution.
Ainsi, la Tunisie n’a pu produire en moyenne depuis 2011 que 3,2 millions de tonnes et l’appareil ne tourne qu’à 40% de ces capacités si on prend comme référence les huit millions de tonnes produites en 2010.
De plus, cette production est en dent de scie et reste tributaire des capacités de l’Etat à transporter le phosphate vers les centres de transformations, ce qui fait perdre à la Tunisie des contrats juteux faute de stabilité dans l’acheminement des fertilisants et autres produits transformés à partir du phosphate.
L’année de 2020 ne déroge pas à cette règle et bien que les prévisions tablent sur une production de 3.7 millions de tonnes, les chiffres du ministère de l’énergie, des mines et de la transformation énergétique indiquent qu’a la fin du mois d’août de l’année courante 2.4 millions de tonnes seulement ont été extraites.
Des prévisions et des réalisations qui sont, hélas, loin des seuils de production qui peuvent assurer aux compagnies qui gèrent le phosphates en Tunisie et qui le transforment un équilibre dans leurs comptes.
Cet équilibre est tributaire d’une capacité de production et de transformation qui varient entre 4.3 et 4.5 millions de tonnes selon les observateurs.
Des seuils qui ne seront pas atteints malheureusement, bien que les prévisions pour les mois restants de l’année en cours donnent une moyenne de production quotidienne de 13000 tonnes/jour, soit 400000 tonnes/mois, ce qui porte à croire que dans les meilleurs des cas, l’on s’achemine vers les 4 millions de tonnes selon un scénario optimiste.
La Tunisie, ne peut plus se permettre de gérer les crises qui secouent ses industries extractives avec autant de passivité, davantage, durant cette crise sanitaire qui a mis le pays dans un marasme sans précédent.
Un dossier plus que brûlant qui s’ajoute à d’autres sur la table du nouveau gouvernement, dont on ne connait toujours pas la stratégie à adopter pour protéger les intérêts vitaux de la Tunisie sur ses ressources naturelles, parce que le cas échéant, même les vannes de pétrole sont à l’arrêt pour les mêmes raison !
Anis Moraï : enseignant universitaire, animateur à Radio Tunis chaîne internationale. Les opinions exprimées dans cet article ne reflètent pas forcément la ligne éditoriale de l’agence Anadolu et n’engagent que leur auteur.