''En 2011, la Tunisie est entrée dans une transition négociée entre les anciennes et les nouvelles élites''(expert)

- Docteur en sciences politiques et chercheur au Carnegie Middle East Center, Hamza Meddeb revient sur le bilan des dix années post-révolution en Tunisie, dans une longue interview accordée à l’AA, dont nous publions aujourd’hui la première partie.

''En 2011, la Tunisie est entrée dans une transition négociée entre les anciennes et les nouvelles élites''(expert)

Quel regard portez-vous sur la situation politique en Tunisie, dix ans après le déclenchement de la révolution ?

En réalité, dix ans après la révolution, la situation est complexe. Quand on fait le bilan de dix ans, on voit bien qu’il est mitigé. Le pays a fait des avancées sur le politique en termes de transition, de l’établissement d’une nouvelle constitution et d’une démocratie qui reste quand même entachée de beaucoup de corruption (…) Le gros dossier sur lequel la situation n’a toutefois pas avancé, mais bien au contraire reculé, c’est le dossier socioéconomique. Et je pense que réellement, quand on jette un coup d’œil sur le bilan socioéconomique, on constate qu’il est désastreux. Il est aggravé particulièrement par la crise du covid. Il faut juste peut être rappeler un chiffre : en 2020, le pays a connu une récession de -9%. C’est la récession la plus grave que le pays n’a jamais connu depuis son indépendance en 1956. C’est dire à quel point la situation économique est réellement délicate et difficile. Cela dit, même avant le covid, la situation n’allait pas mieux … Le pays a connu des taux de croissance extrêmement bas, un taux de chômage qui est resté très élevé. La nouvelle classe politique n’a réellement pas proposé de solutions aux attentes d’une bonne partie de la population, que ce soit les jeunes, les populations dans les régions de l’intérieur, ou les gens issus de la classe moyenne. D’ailleurs, au bout de dix ans, ce bilan extrêmement mitigé pose le problème de la consolidation de la démocratie. Est-il possible de consolider une démocratie dans de telles conditions et dans une telle situation ?

Puisqu’on parle de démocratie, elle en est où la transition démocratique en Tunisie ? Le pays a-t-il réussi sa transition démocratique, du moins partiellement ?

On a l’habitude de penser la transition en termes de rupture, mais en réalité, c’est faux. C’est vraiment un piège de la pensée si je peux dire. La réalité, c’est qu’en 2011, il y avait certes un espoir de transformation du pays, mais on est entré dans une sorte de transition négociée entre une partie de l’ancien régime incarnée à l’époque par Béji Caïd Essebsi, qui assumait le rôle de premier ministre, et les nouvelles forces politiques qui étaient dans l’opposition à Ben Ali. Donc on était déjà entré dans une forme de négociation. La révolution est passée de la rue aux bureaux fermés et ceci a débouché sur une feuille de route, des élections pour choisir les membres de l’Assemblée nationale Constituante et la rédaction de la constitution avec tous les atermoiements et les difficultés qu’a connu le pays à ce moment-là. Ce que je veux dire, c’est que réellement, on est passé dans une transition plus ou moins négociée entre une partie de l’ancien régime et les nouvelles élites dont les anciennes élites oppositionnelles, et à leur tête bien entendu le parti Ennahdha. Ces élites se sont intégrées dans cette nouvelle phase et ont été le partenaire de cette transition. La situation était extrêmement précaire et il fallait la stabiliser et le Dialogue national a été justement le moment où on a essayé de construire un pacte.

Quand on étudie des expériences comparées de transitions démocratiques en Europe de l’est ou en Amérique latine, on voit bien ces scénarios de transition pactée entre une partie de l’ancien régime et les anciennes élites de l’opposition qui mettent en place des accords, des arrangements et des accommodements mutuels pour construire une transition. Le problème en Tunisie, je pense, c’est qu’on est entré dans cette transition pactée mais qu’elle a rapidement disparu. La transition pactée qui a eu lieu en Espagne par exemple et dans un certain nombre de pays de l’Amérique latine a duré une bonne vingtaine ou trentaine d’années. Il y avait du temps pour que justement les parties, que ce soit les anciennes élites oppositionnelles ou les élites issues de l’ancien régime, mettent en place des accommodements et s’accordent sur les règles (…) On n’a pas connu ça en Tunisie. S’il y a bien un indice à ce propos, c’est la disparition de Nidaa Tounes. On parle d’un parti qui a gagné les élections en 2014 et qui, 5 ans plus tard, a disparu de la scène politique. En très peu de temps, c’est très difficile de stabiliser une transition dans de telles conditions. Rappelons-nous aussi des partis qui ont joué un rôle dans la première phase de la transition. Je parle du Congrès pour la république et d’Ettakattol qui ont été les alliés d’Ennahdha de 2011 à 2013. Ces partis-là ont disparus. On se retrouve alors avec un parti Ennahdha, qui lui-même a connu une décadence et un rétrécissement de sa base électorale, réellement sans partenaire capable d’entretenir cette transition pactée et de la gérer. D’où la crise qui a eu lieu en 2019. Jusqu’à 2019, il y a eu des accords qui ont réussi à stabiliser la démocratie, mais à quel prix… Le prix a été l’oubli de la question socioéconomique, victime de ce pacte mis en place entre 2011 et 2019. La conséquence a été le discrédit de tous les partis politiques qui ont animé cette période de transition démocratique, la déliquescence de ces partis et l’émergence de différents types de forces populistes.

Vous dressez clairement le portrait d’un échec. Mais la grande question que tout le monde se pose est: pourquoi. Est-ce qu'on a mal géré cette période de transition ? Ou bien l’expérience tunisienne portait-elle en elle les ingrédients de son échec ? le ver était-il dans le fruit ?

C’est vrai qu’il y a un constat d’échec et d’amertume au bout de dix ans de la révolution. Mais il faut toujours rappeler le contexte régional dans lequel baigne la Tunisie. On est dans un contexte extrêmement difficile. La Libye voisine connaît une guerre civile avec des interventions internationales. On a vu ce qui s’est passé en Syrie, au Yémen, etc. On parle beaucoup de révolution mais on parle très peu de contre-révolution … et la contre-révolution a été très importante dans le monde arabe. Elle a joué un rôle d’une manière ou d’une autre, en Tunisie et ailleurs dans les pays du printemps arabe. Ce contexte a pesé sur les acteurs politiques pour essayer d’avancer doucement et de ménager les intérêts établis qui étaient très rattachés à l’ancien régime … d'essayer de ne pas les antagoniser … de les intégrer. Ceci a été très clairement la stratégie d’Ennahdha : ne pas antagoniser les élites établies, comprenez les élites économiques, l’Etat profond ou encore les élites bureaucratiques. Il y avait quasiment un consensus au sein même des élites oppositionnelles sur la nécessité d’avancer prudemment, donc d’avancer dans un premier temps sur le politique (…), d’essayer de voir comment la situation régionale évolue. Rappelons qu’il y a eu un coup d’Etat en Egypte en juillet 2013, que la Syrie a sombré dans une guerre civile, que la Libye a commencé à se déchirer et que la guerre contre le Yémen a éclaté… La situation régionale était extrêmement précaire donc il fallait un peu faire des concessions sur le socioéconomique pour protéger le politique… Jusque-là, c’était tout à fait compréhensible. Là où les élites tunisiennes ont certainement péché, c’est dans la mandature de 2014-2019. En 2014, la situation en Tunisie était fragile, mais il y avait quelque chose de relativement solide : c’est la constitution et un pacte négocié entre Ennahdha et Nidaa Tounes, incarnation de l’ancien régime. Il fallait là se saisir de la question socioéconomique. Mais pendant 5 ans, on n’a rien fait. Bien au contraire, c’est une marginalisation et un oubli organisé de la question socioéconomique qui ont eu lieu (…) Encore une fois, j’ai l’impression que le politique est devenu quasiment un fardeau et on est passé d’une crise économique à une crise de gouvernance économique où l’aspect politique a été un élément de blocage central. Et je crois que la classe politique qui a été impliquée dans la gouvernance de cette phase 2014-2019 a fini par payer le prix (…) La crise des partis politiques a alimenté la crise du pays et il fallait en quelque sorte penser à autre chose en dehors des partis. Cet autre chose a été la réponse populiste en 2019.

Dans votre approche vous évoquez beaucoup l’ancien régime et à suivre votre raisonnement on a l’impression que vous êtes de ceux qui considèrent qu’on n’a pas changé le régime en Tunisie en 2011 et que l’ancien régime s’est juste débarrassé de Ben Ali. Vous croyez que le système s’est juste offert une nouvelle virginité ?

Le régime de Ben Ali, si on comprend par régime les réseaux d’intérêt économiques, politiques, et bureaucratiques, ne s’est pas évaporé en 2011. Ben Ali est parti. Les familles autour de Ben Ali sont parties. Mais toutes les élites qui défendaient ces intérêts n’ont pas disparus en 2011. C’est pour cela que j’ai parlé d’une transition pactée entre une partie de l’ancien régime qui veut bien jouer le jeu démocratique et une partie des anciennes élites de l’opposition qui veut bien aussi jouer le jeu. On se trompe beaucoup en Tunisie en pensant à 2011 comme s’il y avait eu un avant et un après. En réalité, on a vu des acteurs continuer à opérer… On a vu des acteurs de l’ancien régime devenir des acteurs de premier plan dans l’après Ben Ali… Je prends juste l’exemple des jeunes du RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique, parti au pouvoir sous Ben Ali, NDLR) …Moi je dis toujours que s’il y a un groupe social qui a profité énormément de la révolution, ce sont les jeunes du RCD, ces jeunes qui étaient dans les deuxièmes ou troisièmes rangs, qui peinaient réellement à monter au sein du parti et à qui la révolution a donné une chance inouïe. La révolution a complétement éliminé les élites du premier rang et a donné à ces jeunes la possibilité de devenir des élites politiques dans la période post 2011. Les collusions qui se sont créés entre les élites administratives, économiques et politiques avant 2011 n’étaient pas la partie la plus visible du régime de Ben Ali… mais ces collusions existent… elles se sont défendues et elles ont continué à exister… Elles ont défendu leurs intérêts et leurs privilèges … On se trompe de réduire le régime de Ben Ali à la figure de Ben Ali et aux familles Ben Ali et Trabelsi autour de lui. Le régime de Ben Ali était une machine beaucoup plus complexe que ceci. Nidaa Tounes a été une interface politique à ces élites et à ces intérêts-là. Mais il n’y a pas que Nidaa Tounes… Il y a un certain nombre d'autres partis, y compris Ennahdha. On l’oublie toujours ou on ne le dit pas assez, Ennahdha est venu de l’extérieur pour s’intégrer à l’Etat, et en s’intégrant à l’Etat, Ennahdha a veillé à ne pas antagoniser ces intérêts solides et bien établis, pas visibles mais très présents, et à les ménager. Ainsi, on aboutit à une situation où on se demande qui instrumentalise qui : est-ce que c’est Ennahdha qui instrumentalise ces anciennes élites, ou est-ce que ce sont ces anciennes élites qui ont fini par domestiquer cette ancienne force oppositionnelle et réussi finalement à l’absorber et l’intégrer ? C’est là toute la subtilité des périodes de transition démocratique. Vous avez des gens qui viennent au pouvoir… des gens qui étaient à l’extérieur de l’Etat… qui étaient dans l’opposition et qui s’intègrent avec l’espoir de transformer l’Etat dans une direction ou dans une autre (…) Le jeu de la politique et du pouvoir fait que beaucoup de trajectoires finissent par être complètement déviées… (…) Est-ce que Ennahdha qui est venu avec l’espoir de transformer le système a réussi, ou a-t-il au contraire fini par être absorbé par le système ? Vous avez les deux réponses en réalité (…) Je ne peux pas vous dire qui a fini par être transformé, instrumentalisé ou phagocyté même.